théorie pour l’Anthropocène
La bonne nouvelle c’est que cette civilisation s’achève. Tout le monde est au courant. L’autre bonne nouvelle c’est que nous pouvons commencer ensemble à en construire une autre, ici et maintenant, sur les ruines et avec les vestiges de l’ancienne.
Le sous-titre de mon livre Molecular Red (rouge moléculaire) est Theory for the Anthropocene (théorie pour l’Anthropocène) (1). Vous pouvez choisir d’appeler ça l’anthropocène, le misanthropocène, l’anthrobscène voire, à la manière de Marx, l’échange métabolique. Appelez ça comme bon vous chante. Appelez ça le capitaloscène, tant que vous gardez à l’esprit que si le capitalisme devait être aboli demain les problèmes de l’échange métabolique ne seraient pas pour autant résolus d’un coup de baguette magique.
Molecular Red n’est pas une théorie de l’Anthropocène. Je ne suis pas un scientifique de la terre. Il s’agit d’une théorie pour l’Anthropocène. C’est une théorie pour cette époque où la vie sociale ne peut plus être envisagée comme une sphère autonome, séparée de la base de ses conditions naturelles d’existence. C’est la théorie pour ce moment où les ouvrages collectifs de sept milliards d’humains déstabilisent leurs propres conditions d’existence à l’échelle planétaire.
D’un point de vue émotionnel, il peut être difficile d’accepter que notre monde se dirige lentement à sa perte. C’est pourquoi je présente cela comme une histoire de bonnes nouvelles. Allons de l’avant pour construire un monde nouveau sur les ruines de l’ancien. Tout ce qui est solide fond dans l’air. À vrai dire, ce principe est en passe de devenir réalité. La solidité apparente des bases naturelles des relations sociales fond sous les fortes concentrations de carbone atmosphérique que le travail collectif diffuse dans l’air.
Quel rôle mineur une simple théorie spéculative peut-elle jouer dans une entreprise aussi audacieuse que la construction d’une nouvelle civilisation ? Eh bien, les livres de théorie traitent de concepts. Ainsi, un bon fait est surtout vrai, mais s’applique à quelque chose de spécifique tandis qu’un bon concept est en partie vrai, mais s’applique à de nombreuses choses. C’est un moyen de grouper les faits selon des modèles. Les faits sont nouveaux, ils requièrent de nouveaux modèles.
Les nouvelles théories sont fabriquées à partir des vieilles. Nous devons étudier l’écart entre le monde et les idées pour trouver dans les archives de la pensée ancienne quelques modèles susceptibles de nous aider à comprendre le présent de façon tout aussi familière qu’étrange. Une bonne théorie montre à la fois l’état actuel du monde et l’état passé de la pensée sous un nouveau jour.
Ainsi, pour penser et travailler dans une situation qui présente de nouveaux éléments — comme l’Anthropocène — nous pourrions utiliser une nouvelle théorie, ou une “nouvelle-vieille” théorie, en partant de quelques archives oubliées. Je ne crois pas que les grands noms sanctifiés dont nous lisons les œuvres — ou dont nous entendons parler — dans nos études universitaires, dans les médias voire à l’école du parti soient encore très pertinents. La plupart de nos théoriciens cultes sont des penseurs de l’Holocène — d’un temps où la terre était stable. Ils ne sont pas des penseurs de l’Anthropocène, cette époque où la terre est devenue instable.
Si nous souhaitons bâtir une nouvelle civilisation qui puisse faire face à un monde instable, nous pourrions commencer par fouiller dans les ruines de la dernière grande tentative de construction d’une civilisation nouvelle. Une tentative qui a échoué. L’Union Soviétique a duré moins d’un siècle. La seule chose l’on ne puisse lui reprocher c’est son manque d’ambition.
Je commence Molecular Red en parlant d’Alexandre Bogdanov. Il était le rival de Lénine à la tête des bolcheviks. Après avoir été répudié par Lénine, il se consacra à la théorie, la science et la science-fiction. Voici quelques-uns des éléments qui à mon avis font de lui un précurseur dont nous pouvons utiliser la théorie dans le présent.
Tout d’abord, il a failli élaborer la bonne théorie du changement climatique dès 1908. Ensuite, il a pratiquement compris le cycle du carbone vers 1920. Pas mal pour un théoricien marxiste en cavale doublé d’un scientifique amateur. Il a compris la corrélation entre travail et nature dans le sens où la nature n’est ni statique ni permanente. La nature résiste.
D’autre part, il a pensé que le travail devait vaincre le capital pour pouvoir venir à bout d’un problème beaucoup plus fondamental, celui du rapport entre le travail et la nature. Ceci me semble crucial. Pour Bogdanov, le travail s’intègre à deux relations : l’une, fausse et temporaire, avec le capital; l’autre, inéluctable et vraie, avec la nature (où la nature représente ce que le travail doit affronter et qui lui résiste).
Troisièmement, il ne s’était rallié à une aucune philosophie marxiste dogmatique pour arbitrer sa praxis. Pour lui, être marxiste signifiait penser du point de vue du travail et essayer d’organiser les connaissances et le travail en synergie. Toutes formes de travail (qu’il soit industriel, sensible ou scientifique) produisent des connaissances et la fonction du marxisme réside dans l’organisation d’une coordination fraternelle de toutes les connaissances du travail portant sur le monde. Pour Bogdanov, le marxisme est une forme de connaissance et de collaboration fraternelle émancipée des rapports de force et d’échange.
L’idée que les Soviétiques ont perdu et l’Occident a gagné est un artefact fabriqué par l’idéologie de la guerre froide. Dans Molecular Red, je relate une parabole historique différente. L’échec de la civilisation soviétique préfigure l’échec de notre civilisation. Ironiquement, elles souffrent toutes deux du même revers tragique. Les superstructures étincelantes de ce monde, comme celles-là, ignorent la dette qu’elles ont envers une base née du remaniement de la nature par le travail social.
De tous les théoriciens fous, grincheux, géniaux, marxistes ou non issus du XXe siècle, ce pauvre vieux Bogdanov n’a jamais été tout à fait redécouvert. Des vieux marxistes aux “soixante-huitards”, aux post-structuralistes, aux déconstructivistes et jusqu’aux réalistes spéculatifs, presque tout le monde l’a ignoré ou traité comme un hérétique. Ironiquement, c’est dans l’Union Soviétique qu’il a le mieux survécu grâce aux attaques virulentes quoique peu judicieuse de Lénine à son encontre dans Matérialisme et Empiriocriticisme. Il était le “mouton noir” désigné par le marxisme soviétique officiel.
Bogdanov est bien connu dans l’univers de la théorie des systèmes comme un précurseur voire une source obscure, en dehors de quoi il reste largement oublié. Il existe une traduction française de certains de ses écrits, publiés dans la collection de Louis Althusser [Maspero, NDLR], mais Althusser lui-même et ses élèves ont généralement reproduit les déclarations soviétiques officielles et dogmatiques à son sujet. Il n’apparaît nulle part, même pas là où on l’aurait attendu comme, par exemple, dans la pensée des Deleuziens ou des autonomistes italiens.
Quelqu’un a tout de même revisité des éléments clés de sa méthode, les remettant au goût du jour sans même s’en rendre compte. Il s’agit de Donna Haraway. Haraway n’est généralement pas rangée du côté des penseurs marxistes, même si elle a utilisé la théorie critique disponible en Amérique dans les années 1970, dont la pensée de Marcuse.
Cependant, ce que je trouve le plus intéressant c’est sa rencontre précoce avec le biologiste, biochimiste et historien des sciences et de la technologie chinoise, le marxiste Joseph Needham. Malgré son adhésion publique au marxisme-léninisme, dans les faits, la pratique intellectuelle de Needham me semble plus proche de Bogdanov. En effet, la “philosophie spontanée” des personnes formées aux sciences ou aux techniques qui s’intéressent à une compréhension accrue du monde et de ses actions peut être caractérisée de Bogdanovisme.
Ainsi, la seconde moitié de Molecular Red puise son inspiration chez Donna Haraway, dans l’analogie entre cet empire américain déchu et l’Union Soviétique de Bogdanov. Voici quelques aspects de son travail que je trouve utile pour notre époque.
Tout d’abord, comme Bogdanov, Haraway pense du point de vue du travail, mais chez elle le travail s’incarne dans le cyborg, ce désordre “schizo” de chair et de technologie, avec ses nombreux genres et races. Nous sommes même, comme elle le décrit, un embrouillamini multi-espèces. Haraway a anticipé le type de travail que nous effectuons à présent et le type de travailleurs que nous sommes devenus.
D’autre part, comme Bogdanov, elle s’est intéressée à l’espace entre la nature et le travail, ou ce qu’elle synthétise en un mot la natureculture. Elle n’a jamais mis le monde naturel entre parenthèses et le traite comme une donnée ou une constante. Ni l’un ni l’autre ne sont en ce sens des penseurs de l’Holocène.
Troisièmement, comme Bogdanov, elle porte un intérêt à la fois vif et respectueux (bien que critique) aux sciences naturelles. L’approche de Bogdanov questionnait la manière dont l’organisation sociale du travail génère des métaphores qui façonnent la vision du monde dans lequel la science doit se battre pour une connaissance vérifiable. Haraway se penche davantage sur la manière dont l’organisation du pouvoir de genre et de race génère les métaphores qui façonnent la vision du monde dans lequel la science doit se battre pour obtenir la connaissance vérifiable.
Il me semble frappant que dans l’Amérique d’aujourd’hui, on puisse réprimander les gens pour avoir manqué de respect à autrui en raison de leur race, leur genre ou leur sexualité, mais qu’il soit, en quelque sorte, acceptable de manquer de respect à ceux dont l’identité repose sur un “mode de vie” scientifique et technique. Toute personne sensée et raisonnable reconnaît aujourd’hui que le changement climatique est bien réel. Pourtant le manque de respect envers les gens qui travaillent sur la production des données factuelles du changement climatique reste toléré. À une époque où les scientifiques du climat reçoivent des menaces de mort, il me semble vital d’affirmer clairement que nous nous rangeons de leur côté à eux, et non pas de celui des négationnistes du climat — et pas seulement des conservateurs – qui utilisent les vieux syntagmes rhétoriques du savoir des sciences humaines pour occulter l’Anthropocène.
Ainsi, la deuxième partie de Molecular Red est centrée sur Donna Haraway, en tant que guide pour notre civilisation actuelle, dans sa réalité de complexe militaro-médiatique (military entertainment complex). Haraway, comme Bogdanov, imagine un ouvrier cyborg pris en un seul et même temps dans le réseau de relations sociales de pouvoir et travaillant pourtant dans, sur, à travers et en tant que “nature”. Ainsi je trouve chez Bogdanov, Haraway et leurs camarades respectifs, les outils conceptuels capables de nous aider à effectuer trois choses, que je définirai ici sous forme de questions.
Tout d’abord, que signifie aujourd’hui penser du point de vue du travail ? Peut-il y avoir des alliances entre ceux qui exécutent toutes sortes de travail : manuel, intellectuel, sensible, précaire, artistique, scientifique ? De tels labeurs peuvent-ils être organisés en dehors des relations d’autorité ou d’échange ? Pouvons-nous nous auto-organiser ?
D’autre part, pouvons-nous, dès à présent, commencer à travailler dans nos institutions, notre vie quotidienne, nos mouvements sociaux respectifs, à renforcer la capacité à collaborer, à construire une vie qui soit (au moins en partie) autre chose qu’une forme de marchandise ? Bogdanov pensait que le travail devait en premier lieu assurer la défaite du capital et ensuite aborder le problème plus complexe de la relation entre travail et nature. Il se pourrait toutefois que nous ayons à régler ces deux problématiques à la fois.
Troisièmement, pourrait-on faire appel à une sorte d’imagination utopique, mais au sens opposé de celui communément accordé à l'”utopie” ? Au lieu d’un idéal impossible, l’utopie pourrait-elle être une façon pragmatique et constante de proposer des formes de vie possibles ? Après tout, ce sont les auteurs des utopies, et non pas ceux des romans bourgeois, qui posent les questions dérangeantes concernant ceux qui effectuent les tâches ingrates et sortent les poubelles. Dans Molecular Red, je suis une ligne de pensée des utopies qui passe par Bogdanov, son “disciple” du Proletkult Andreï Platonov, Haraway et son compatriote californien Kim Stanley Robinson.
Ces trois questions portant sur l’organisation des connaissances, l’organisation du travail et l’organisation de l’affect illustrent en quelque sorte les trois problèmes classiques de la théorie [critique kantienne, NDLR] : Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que puis-je espérer ? Molecular Red parle de vivre, d’aimer et de travailler à la lumière de ces problématiques et en période d’instabilité. Comme Raoul Duke l’a déclaré : Quand les choses deviennent bizarres, les bizarres deviennent des pros. Ainsi il est temps de revenir aux archives pour en extraire quelques dossiers étranges. Nous allons avoir besoin de nouvelles figures historiques pour notre prochaine civilisation.
McKenzie Wark
traduction: Valérie Vivancos
publié dans MCD #79, “Nouveaux récits du climat”, sept./nov. 2015
McKenzie Wark est un écrivain et universitaire d’origine australienne. Wark est connu pour ses écrits sur la théorie des médias, la théorie critique, les nouveaux médias et l’Internationale Situationniste. Ses œuvres les plus connues sont A Hacker Manifesto (manifeste du hacker) et Gamer Theory (théorie du gamer).
(1) McKenzie Wark, Molecular Red, Theory for the Anthropocene, Verso (USA, 2015).
L’article Rouge Moléculaire est apparu en premier sur Magazine des Cultures Digitales.